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ARMÉNIE DEVOIR DE MÉMOIRE

                                                                                                                                                                              

Reconnaître le premier des génocides contemporains est l'enjeu démocratique essentiel.

Par Vincent DUCLERT                                                                                                       lundi 13 décembre 2004


Dans sa recommandation du 6 octobre «concernant les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l'adhésion» à l'Union européenne, la Commission a mobilisé la dimension de l'Histoire en rappelant l'ancienneté des relations bilatérales, en soulignant les indéniables avancées de ce pays vers la démocratie, en affirmant la portée historique que constituerait l'avènement d'un Islam démocratique. Ces trois affirmations donnent un caractère de solennité au processus d'entrée de la Turquie en Europe. Mais la Commission s'est également placée en contradiction avec ce choix de l'Histoire. Elle a écarté la question cruciale de la reconnaissance turque du génocide arménien de 1915-1917 perpétré par les «jeunes Turcs» au pouvoir dans l'Empire ottoman.

Depuis la naissance de la République de Mustapha Kemal en 1923, l'Etat et les principaux pouvoirs combattent toute référence à l'élimination des Arméniens. Or, la réalité de cet événement qui a entraîné la mort de plus d'un million de personnes, soit entre la moitié et les deux tiers de la minorité la plus nombreuse et la plus fidèle de l'empire, est avérée.

Les travaux les plus solides se sont succédé pour étudier et comprendre le processus de destruction physique et identitaire d'une communauté chrétienne, au moyen d'une idéologie nationaliste et d'une violence d'Etat. Les historiens ne se privent pas pour autant de discuter des contraintes qu'implique l'usage d'une catégorie forgée postérieurement pour qualifier le processus nazi de destruction des juifs d'Europe. Mais l'intention et la réalisation d'une destruction massive de population pour des raisons politiques et religieuses sont incontestables. Ce qui s'est passé à partir d'avril 1915 dans l'Empire ottoman en guerre, voire les premiers grands massacres de 1894-1896, inaugure effectivement le XXe siècle des génocides.

Cette mise sous silence par la Commission peut laisser penser que la mémoire d'une telle tragédie ne la concerne pas, qu'elle intéresserait uniquement les Arméniens, peuple dispersé dans le monde, sans pays ni Etat à l'exception de la petite Arménie ex-soviétique. «Laissons les Turcs et les Arméniens régler cette affaire entre eux», entend-on dans les milieux internationaux excédés par un dossier ingérable, les autorités d'Ankara continuant résolument de dénoncer les «allégations arméniennes». Il s'agit bel et bien d'un dogme national auquel la Commission, par son silence, adhère peu ou prou.

Et ceci nous gêne considérablement. Non pas que nous soyons arméniens ou sensibles par lien religieux au destin d'une ancienne minorité chrétienne d'Orient, mais parce qu'il s'agit d'une question politique exprimant un critère de démocratie qui relève des droits de l'homme et du citoyen, à savoir la connaissance du passé et le droit à l'Histoire. En récusant cette valeur, la Commission ne fragilise pas seulement sa position courageuse sur la Turquie, elle contredit également les fondements sur lesquels l'Europe a été construite après la Seconde Guerre mondiale. La France et l'Allemagne fédérale ont très tôt affirmé la volonté d'établir la paix en Europe en considérant le désastre engendré par le nazisme. Certes, la portée de l'extermination des juifs ne sera pleinement reconnue qu'ensuite, mais l'Europe des pères fondateurs assuma les heures les plus tragiques du continent. Le projet communautaire constitua précisément le moyen de les conjurer. L'Europe a réussi lorsqu'elle a défendu une telle vision de la marche de l'Histoire. Elle n'a pas su en revanche agir avec le même principe face au conflit meurtrier dans l'ex-Yougoslavie. Avec la Turquie, elle est en train de réitérer cette fuite en dehors de l'histoire.

Il faut considérer ainsi la question du génocide arménien et la rapporter aux progrès démocratiques en Turquie. Elle ne relève pas seulement d'une proclamation que ses responsables pourraient être amenés à faire. Est en jeu un mouvement de fond reconnaissant aux minorités passées et présentes (on pense aux Kurdes, mais aussi aux musulmans alévis, aux Arméniens vivant encore en Turquie, aux Grecs, aux syriaques, aux juifs, aux catholiques romains et aux protestants, aux roms... à tous les libres penseurs aussi) le droit à l'Histoire, au-delà de celui des langues et des traditions. La Turquie est aujourd'hui assez forte pour relever ce défi et opposer aux tentations autonomistes l'ambition d'une citoyenneté égalitaire, laïque, intégratrice, ouverte sur un passé généralement gommé par l'historiographie kémaliste. Car l'histoire turco-ottomane ne peut se comprendre qu'en relation avec toutes ces cultures minoritaires qui font que la Turquie n'est pas si éloignée des pays de la vieille Europe. Encore faut-il se placer dans cette volonté d'histoire critique.

L'enjeu de la question arménienne est donc décisif pour la Turquie et pour l'Europe. C'est un vecteur essentiel de démocratisation pour la première et l'occasion pour la seconde de transmettre ses idéaux politiques. Réaffirmer, grâce à une position commune sur le premier des génocides contemporains, le refus de toute entreprise d'élimination d'un groupe ethnique, social, religieux ou culturel est à la fois un acte pour l'Histoire, mais aussi pour l'avenir, l'Europe ambitionnant d'être ainsi un espace antitotalitaire par excellence.

Cet acte démontrerait aussi qu'il existe un espoir de citoyenneté moderne où les communautés, reconnues jusque dans leur passé le plus tragique, ne seraient plus tentées par le repli agressif sur leur identité et où les Etats ne seraient plus encouragés à légitimer contre elles la violence. Enfin, l'Union substituerait à ses origines chrétiennes que l'on brandit jusqu'à l'absurde un principe d'universalisme laïc qui donnerait à chacun le droit à l'Histoire et à la connaissance. Ainsi le destin des Arméniens exterminés entrerait-il dans la conscience commune et servirait-il à la démocratie future.

Vincent Duclert historien, professeur agrégé à l'EHESS, ancien lecteur des universités d'Istanbul, de Marmara et du Bosphore.
 

HAYBACHDBAN©2004